Éprouvée financièrement, Sylvie Fréchette est retournée aux études

Dave Morissette et Véronique Quirion

2024-01-29T11:00:00Z

Pour plusieurs, Sylvie Fréchette est l’incarnation même de la grâce, du succès et de la force. Pourtant, elle a connu son lot d’épreuves. Suicide de son fiancé à la veille des Jeux olympiques, erreur de la juge brésilienne à Barcelone, séparation, covid, perte d’emploi... Ne reculant devant aucun défi, la nageuse artistique a choisi de mener de front chacun de ses combats, toujours entourée de ses deux filles, sans qui rien ne serait possible.

Karine Levesque / TVA Publicatio
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Sylvie, d'abord sache que j'ai dévoré le documentaire Sylvie Fréchette: Retour à Barcelone. Pourquoi était-ce si important pour toi de retourner là-bas?
En vérité, Barcelone, c'est un trou vide, Je ne m'en souviens pas. Plus jeunes, mes filles me demandaient: «Pourquoi tout le monde t’arrête à l’épicerie?» Quand je leur expliquais que j’avais gagné des médailles aux Jeux olympiques, elles me répondaient: «Mais pourquoi tu ne nous en parles jamais?» La vérité, c’est que je ne m’en souvenais pas. C’est assez ironique qu’il ne me reste aucun souvenir d’un des moments charnières qui ont fait de moi la femme que je suis aujourd’hui. Il fallait que j'y retourne pour boucler la boucle.     

Pour remettre les gens en contexte, quatre jours avant ton départ pour les Jeux de 1992, ton fiancé, Sylvain, s’est enlevé la vie. Comment as-tu trouvé la force d’aller à Barcelone quand même?
J’ai été propulsée par notre amour, car je n’avais aucun doute qu’il m’aimait. Je l’aimais aussi, à la folie. C’était un athlète et un journaliste sportif; il connaissait l’importance des Jeux... d’où l’incompréhension de son geste commis à cet instant. En un claquement de doigts, je me suis retrouvée sans repères. La seule chose qu’il me restait, c’était la nage. Je ne savais rien faire d’autre. Le seul endroit où je me sentais encore en vie, c’était dans l’eau.

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Et comment s’est passé ton retour des Jeux?
Je revenais vers un condo vide... J’avais perdu mon partenaire de vie. Sylvain venait de se suicider au monoxyde de carbone. Il était donc hors de question pour moi de retourner là. L’odeur, les souvenirs... J’avais l’impression que je n’avais plus rien. Je suis retournée vivre chez ma mère avec mes quatre chats. J’avais le privilège, malgré le drame, d'être entourée d'amour et de projets. Après Barcelone, on m'a proposé d'être porte-parole et j'ai fait plusieurs émissions de télé. Je travaillais sept jours sur sept.

Karine Levesque / TVA Publicatio
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Dirais-tu que tu essayais de t'étourdir dans le travail?
Absolument. Ce qu'il faut savoir, c'est que je suis maître dans l'art de la fuite. Je courais de tous côtés en espérant, bien inconsciemment, que le deuil ne me rattraperait pas. J'ai travaillé à m'en épuiser. Mais j'étais prise dans cette spirale qui contribuait, malgré tout, à un certain bien-être...

Lequel?
Celui de me sentir important, valorisée, aimée...

As-tu fait ton deuil?
La douleur, je l’ai vécue. C’est moi qui ai découvert le corps; je l’ai touché, je l’ai senti. C’est imprégné dans mon ADN à tout jamais. Bien sûr, le sentiment de culpabilité est présent lui aussi... Tous les gens qui ont perdu un proche de cette façon éprouvent inévitablement un sentiment de culpabilité. Et je ne sais pas si c’est vraiment possible de s’en débarrasser complètement. Il faut apprendre à vivre avec. Avec les années, j’ai appris à ne plus le porter comme une brique au quotidien.     

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Quand le désir de retourner à Barcelone s’est-il manifesté?
Je sentais qu’il fallait que j’y aille, mais je remettais toujours ce voyage à plus tard. Je me fixais des objectifs: à mes 50 ans, au 30e anniversaire des Jeux... Puis la covid est arrivée.     

Le projet a donc été mis sur la glace une fois de plus?
Au contraire. Au milieu de toute cette crise, j’ai reçu une demande d’une compagnie de voyages qui souhaitait que je fasse des conférences. Les voyages m’ont toujours nourrie. Ils m’ont demandé à quel endroit j’aimerais aller et, sans réfléchir, j’ai répondu Barcelone. Pourtant, il y a tellement de pays dans le monde qui me fascinent. Le directeur de l’agence s’est donc engagé à m’y ramener et à me soutenir dans cette quête personnelle. Deux ans plus tard, il respectait sa promesse.     

Ce qui est merveilleux, c’est que ce voyage, tu l’as fait avec tes filles... Dans le documentaire, vous semblez avoir une très grande complicité.
Oui, c’est vrai, je dirais même que ce voyage nous a permis de nouer des liens supplémentaires. Pour elles, j’ai toujours été la mère pas trop bonne cuisinière, celle qui travaille souvent trop, mais qui ne manque jamais une compétition de natation ou un match de soccer... Mais se retrouver en Espagne, dans ce lieu si mythique, c’était autre chose. À notre arrivée, la télévision catalane nous suivait partout. Ils ont même fait un documentaire sur moi à la suite de mon passage. Pour mes filles, c’est devenu plus concret, je crois.

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En quelque sorte, tu as revécu tes Jeux de 1992.
Exact. Et c’est la nageuse olympique espagnole Gemma Mengual qui nous a servi de guide. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’elle était bénévole aux Jeux de Barcelone alors qu’elle n’avait que 15 ans. Elle se souvenait très bien de moi, de ma performance. Gemma a été d’une grande générosité et elle a accepté de me raconter mes Jeux à travers ses yeux. Ç’a été un moment très intense.

Tu as même exécuté à nouveau le programme qui t’a permis de remporter l’or!
Oui, mais ce n’était pas prévu. La journaliste Jacinthe Taillon avait réussi à mettre la main sur la trame sonore de ma prestation aux Jeux... En entendant la musique, mon corps a pris possession du moment. Il fallait que je nage. En un claquement de doigts, je me suis retrouvée à 25 ans. J’ai effectué ma routine à la lettre. Mon cœur et ma tête se souvenaient de chaque mouvement. C’était purement instinctif. Je ne pouvais espérer une meilleure personne que Jacinthe pour m’accompagner dans ma démarche et capter l’essence de mon voyage. Jacinthe est elle-même médaillée olympique des Jeux de Sydney en nage synchronisée et elle est maintenant journaliste à Radio-Canada. Donc, elle comprenait sans même avoir à demander quoi que soit. L’équipe a été tellement respectueuse qu’on en est venues à oublier qu’elle était là, ce qui fait que mes filles et moi avons vécu à fond l’aventure, naturellement, sans se soucier des caméras.      

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Tu avais aussi apporté ta médaille?
Oui, car si tu te souviens, j’avais reçu ma médaille d’or 16 mois après les Jeux, au Forum de Montréal, après une erreur de la juge brésilienne. Ma médaille d’or ne s’était donc jamais rendue à Barcelone. C’était important pour moi de la tremper dans l’eau. C’était un peu comme son baptême.

Pour tes filles aussi, ces moments ont dû être magiques, car elles sont elles aussi nageuses?
Les deux ont fait partie d’Équipe Québec au niveau national. Ce sont de superbes athlètes et des femmes merveilleuses. Je suis tellement fière d’elles. J’ai toujours dit que j’avais entre les mains de petits diamants bruts, et tout ce que je souhaite, c’est qu’elles brillent.

Nages-tu encore aujourd’hui?
Oui, c’est mon petit refuge. Par contre, à 56 ans, il faut que j’accepte mes limites. Des fois, c’est frustrant, car le cardio n’est plus au rendez-vous, mais j’ai encore assez de plaisir pour continuer. En plus, c’est Maya, ma plus jeune de 18 ans, qui me coache.

Être coachée par sa fille, n’est-ce pas le plus beau cadeau qu’une mère peut demander?
Oui, sauf quand elle me pousse trop! (rires) Je m’entraîne deux heures par semaine avec mes filles et deux heures avec les parents des jeunes nageuses.

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Avec les parents?
Oui! Comme ils venaient assister aux pratiques de leurs enfants et qu’ils devaient attendre dans les estrades, je leur ai proposé qu’on se bâtisse une équipe. C’est vraiment une belle expérience. Plusieurs n’avaient jamais fait de nage synchronisée de leur vie. On a tellement de plaisir! On va même faire une compétition en février dans la catégorie des 50-64 ans.

Ce qui me touche dans ton parcours, c’est qu’on serait portés à croire qu’en tant que double médaillée olympique, tu es sollicitée. Pourtant, tu as récemment connu une période difficile...
Comme plusieurs, avec la covid, j’ai perdu mon emploi de coach, mais aussi de conférencière. J’ai dû répondre à des offres d’emploi, mais sans résultat. Ç’a été tout un wake up call, un réveil plutôt brutal, disons-le! Séparation, hypothèque à payer, perte d’emploi; avec deux enfants à ma charge, j’ai dû me résoudre à demander la PCU. Mais, encore là, ce n’était pas suffisant...

Qu’a fait la battante en toi?
Rapidement, j’ai réalisé que je n’avais pas grand-chose sur mon CV. J’ai traversé une profonde remise en question. Je n’étais pas fière de moi. J’ai dû vendre des meubles et des vêtements sur Marketplace pour joindre les deux bouts. C’est fou comme j’ai épuré ma maison! Je m’en voulais de ne pas avoir été plus prévoyante. Me mettre en danger, devoir surveiller mes dépenses, minimiser chacune des épiceries, je peux vivre avec ça, mais je ne veux plus jamais entraîner mes filles là-dedans. J’ai donc recommencé à faire des jobines et à coacher, puis j’ai décidé de retourner aux études à 56 ans. 

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C’est très courageux!
Je viens tout juste de terminer mon stage. Je serai courtière en sécurité financière spécialisée en assurances collectives. Mais ça n’a pas été facile. C’est dur d’apprendre, à notre âge. Plus jeune, je suis allée à l’université, mais à 50 ans, c’est autre chose. Je coachais le matin, je travaillais le jour, et le soir je devais étudier tout en m’occupant de la maison, des enfants et du chien. Mais les efforts ont valu le coup. J’ai été engagée par une grande firme à Québec. J’adore ça! Ironiquement, c’est la première fois de ma vie que j’ai moi-même des assurances! (rires) J’ai même des vacances! J’ai toujours été travailleuse autonome, alors je n’ai jamais connu ça!

Dirais-tu que ce documentaire a changé autre chose en toi?
Tout ce que j’ai toujours eu envie de cacher, j’ai décidé de l’assumer. Avant le tournage, j’avais exigé qu’on ne me filme pas en maillot de bain, mais ça s’est finalement imposé et c’est tant mieux. Se retrouver à demi vêtue à 56 ans à l’écran... Ouf! Est-ce que je suis fière de ce dont j’ai l’air en maillot? Pas du tout! Est-ce que je veux me priver de ma poutine, de mon Coke Diète et mon verre de rouge? Encore moins! Est-ce que j’ai envie d’aller au gym 45 heures par semaine? Non! Alors je fais quoi? Je suis la mère qui répète à ses filles qu’elles sont belles comme elles sont... Le débat intérieur que ce documentaire a créé en moi était intense, mais je dirais que tout ça m’a permis de m’assumer davantage. 

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Aurais-tu un conseil pour les jeunes athlètes qui rêvent eux aussi d’une carrière olympique?
En ce moment, je n’ai qu’une seule ligne directrice: fais quelque chose que tu aimes! Il ne faut pas non plus craindre le changement. Ce que j’aime aujourd’hui ne me conviendra peut-être plus demain. Il faut oser! On craint tellement l’échec. Mais c’est quoi, l’échec, finalement? Ça veut juste dire qu’on n’a pas réussi maintenant. Il faut seulement apprendre à se relever. 

Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour 2024?
La santé pour me permettre de continuer! Ah, et peut-être des journées de 28 heures! (rires) Sincèrement, je suis comblée.      

Sylvie Fréchette: Retour à Barcelone est disponible sur ICI Tou.tv.
La série documentaire Podium, produite par Radio-Canada Sports, se consacre à l’humain derrière l’athlète et propose des portraits d’athlètes vus de l’intérieur. On y découvre leurs doutes, leurs accomplissements, mais aussi leur résilience et leur humanité.

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